CHAPITRE II
L’Aristote naviguait en plongée.
L’immense vaisseau fonçait dans l’hyperespace, ce no star’s land sous-jacent du continuum quadridimensionnel où le temps devient négatif et où la matière elle-même ne conserve plus qu’une valeur théorique.
Mais, aux regards de l’équipage, l’environnement était restitué dans sa forme normale grâce à un oscillateur de motilité circulaire produisant un quantum d’action synthétique autour de l’appareil lui-même.
Seule subsistait une désagréable impression : celle de naviguer dans un vide nébuleux en l’absence de toute sensation corporelle.
Pourtant, le voyage se déroulait le mieux du monde et les computeurs électroniques accusaient déjà une trajectoire de plusieurs milliers d’années de lumière, à travers le continuum.
Lorsque les voyants lumineux des contrôleurs automatiques se mirent à clignoter, Dan Seymour enclencha les contacts et l’Aristote réémergea dans l’espace normal.
On voguait maintenant à la limite du Pourtour, dans des régions pratiquement inconnues, et Seymour, se fiant aux indications fournies par le cerveau électronique, surveillait la progression de la fusée. Chacun se tenait à son poste et un silence total régnait à bord.
La zone dans laquelle ils se trouvaient était celle des tourbillons galactiques, de ces matières errantes non répertoriées qui fonçaient aveuglément dans le vide.
Aucune précaution ne devait être négligée et Seymour fit réduire sérieusement l’allure de la fusée.
De temps à autre, les désintégrateurs entraient en action, zébrant le vide de leurs sillages incandescents, pulvérisant à la seconde les dangereux aérolithes qui se présentaient devant la trajectoire de l’Aristote.
Des blocs entiers furent ainsi anéantis, désintégrés dans des nuages de vapeur et d’immenses flammes blanches.
La progression continua, et bientôt les radars ne signalèrent plus le moindre obstacle devant l’engin.
De nouvelles coordonnées ne tardèrent pas à apporter à Seymour la preuve de l’existence réelle de la trouée de Mbobirak.
On avait atteint le passage, conformément aux indications fournies par Perhi-Kho, et cela obligea Seymour à faire le point de la situation.
— Voilà bien ce que je redoutais, dit-il en se reportant vers la carte du ciel. Cette zone du Pourtour n’est nullement contrôlée et notre premier avant-poste stratégique est déjà à plus de dix années de lumière derrière nous. Souvenez-vous de la trouée de Jaspar, au siècle dernier. Si une invasion venait à se produire par ce secteur, nos défenses seraient trop impuissantes et nous commettrions les mêmes erreurs.
Son doigt navigua à l’extérieur du Pourtour.
— Et nous ignorons tout des systèmes qui se trouvent groupés au-delà. Voilà bien qui justifie toutes mes craintes.
— Quelle décision prenez-vous ? demanda Lurbeck.
— Je veux une topographie des lieux, compléter notre carte avec le plus de renseignements possible, effectuer un relevé détaillé de la trouée. Anton, envoyez les lasers et regroupez les renvois sur les cartes mobiles. Nous comparerons avec les radarscopes. Ted, vous vous occuperez de ça. Georges…
— Oui, commandant.
— Prenez des clichés télescopiques par 430 bâbord et 280 tribord. Je pense que nous sommes dans l’axe médian de la trouée. Jeff, tu resteras aux désintégrateurs ; on ne sait jamais. Nous ne sommes quand même pas à l’abri des aérolithes.
Le colosse eut une grimace, puis hocha la tête.
— Comptez sur moi, commandant.
— Quoi ?… Quelque chose qui ne va pas ?
— J’sais pas, je me sens tout drôle… Je crois que c’est cette barbaque qu’on a bouffé chez le Saturnien. Ça m’inquiète, moi, ce truc de radioactivité…
— Il n’y avait aucun danger, on te l’a dit.
— Vous ne sentez rien, vous ?
— Non.
— Alors, ce doit être l’idée. J’ai l’impression d’être transformé en pile atomique… Ça me grésille dans tout le corps. J’suis certain que si on me mettait dessus un compteur Geiger, il exploserait.
Dan Seymour ne put s’empêcher de rire.
— Ne t’inquiète pas, va, tu serais capable de bouffer de l’uranium que tu ne t’en porterais pas plus mal. Allez, tout le monde au boulot !
C’était un travail complexe, réclamant la plus grande attention, car tous les signaux émis depuis l’Aristote et réfléchis par les matières lointaines bordant la trouée devaient être l’objet d’un examen constant.
Durant plusieurs heures, les éléments d’information furent examinés avec soin, comparés, étudiés et soumis ensuite aux calculatrices électroniques qui imprimaient à leur tour leurs propres résultats sur des cartes mobiles et perforées.
***
L’Aristote poursuivait sa course à vitesse réduite et c’est alors qu’on s’apprêtait à interrompre le travail que la grosse voix d’O’Connor résonna dans le poste de pilotage.
— Quelque chose droit devant nous, commandant… Une météorite d’assez bonne taille, à ce qu’on dirait.
L’agent spatial s’approcha du radarscope. Un petit point lumineux dansait au milieu de l’écran et la sonde spatiale accusait une distance de 800 000 kilomètres environ.
Seymour laissa la fusée poursuivre sa course tout en surveillant le radarscope. La distance diminuait progressivement et, déjà, le colosse était prêt à agir sur les rayons désintégrateurs, mais un grognement sortit de sa gorge.
— Par Sirius… Mais ça bouge, ce truc-là !… Regardez, commandant…
Il indiquait maintenant les images renvoyées par les écrans télescopiques. Seymour releva la tête. En effet, l’image encore assez floue semblait se déformer, changer de direction dans l’espace, et cela à la manière d’un poisson dans l’eau.
— C’est assez curieux, en effet, murmura Seymour dont le regard s’était porté vers le cockpit.
La matière se raréfiait, les petits points lumineux qui jusqu’à présent paraissaient former comme une voûte autour de la fusée se diluaient, s’estompaient, s’éteignaient dans la grande nuit éternelle.
On sortait progressivement de la trouée.
A bâbord et dans les profondeurs du vide, les nuages de matière cosmique prenaient les formes les plus tourmentées : spirales, serpents de lumière ou simplement galettes immatérielles poudrées d’argent le plus vif.
Ces concentrations de gaz et de particules formeraient, au cours des millénaires, les noyaux autour desquels viendrait se condenser la matière, pour former de nouvelles galaxies, de nouveaux soleils, de nouvelles planètes.
Seymour se ressaisit Bientôt, devant lui, il n’y eut plus que le vide… Le vide et l’inconnu.
On venait de franchir le Pourtour et sa réaction fut de stopper l’appareil. La prudence, en effet, exigeait un retour vers les systèmes de la Confédération, mais l’étrange chose qui continuait à s’agiter sur l’écran commençait à l’intriguer sérieusement.
Une masse informe apparaissait maintenant, mais elle échappa soudain au champ des télescopes extérieurs et disparut comme par enchantement.
Ted Mason essaya un nouveau cadrage, mais le bond que fit Spencer au milieu de la cabine interrompit sa manœuvre.
Le rouquin, dans son excitation, désignait le cockpit :
— Ou c’est moi qui deviens fou…, ou alors c’est la chose la plus…
Seymour s’était élancé, regardant avec horreur l’étrange créature qui flottait dans le vide violacé.
— Stoppez les moteurs ! Vite ! ordonna-t-il.
L’ordre fut immédiatement exécuté, et l’Aristote se trouva soudain en équilibre dans l’espace, toute sa vitesse acquise neutralisée en un instant.
D’un même élan, tous avaient rejoint Seymour. A quelques encablures à peine de l’Aristote un monstre géant se dressait, véritable créature de cauchemar.
La tête énorme d’abord, puis le corps le plus gigantesque que les Terriens eussent jamais vu. Des lumières froides, lointaines, provenant des étoiles, faisaient scintiller sa carapace comme de l’étain poli ; ses pattes massives gigotaient ainsi que ses ailes membraneuses dont les mouvements dans le vide étaient un pur symbole d’absurdité.
Grotesque à son tour, la longue queue sinueuse et dentelée fouettait l’espace avec des mouvements rageurs.
— Il nous a vus, souffla Lurbeck.
En effet, le monstre tournait vers l’Aristote sa tête de saurien, toutes mâchoires béantes, et de ce gouffre de chair jaillissait une langue trifide agitée de mouvements convulsifs.
L’être parut se cabrer, se détendit à la verticale. L’idée d’énergie et de lumière frappa l’esprit scientifique de Seymour, lequel échafauda rapidement une théorie. Dans cet élan, le monstre mettait en mouvement sa propre structure atomique, le mouvement se transformait en vitesse, en une multitude de réactions physiques, qui faisaient que le monstre s’éloignait du vaisseau, fonçait dans le vide, pour revenir sur lui-même, étonné, ahuri par la présence inopportune de la fusée.
Mais de quoi s’agissait-il ? A quelle loi biologique appartenait cette créature ? C’était inconcevable…, car dans cet organisme la physique prenait le pas sur la biologie. Mouvement… Vitesse… Cela impliquait des essaims d’électrons libres dégagés dans le vide par cet être absurde échappant à toute classification.
D’où venait-il ? Où allait-il ? Et quel, rôle jouait-il, ainsi, dans sa course aveugle au milieu des abîmes intergalactiques ?
De sa vie, Seymour n’avait jamais ressenti une impression aussi déprimante.
— Attention ! cria Spencer.
Le monstre affolé fonçait vers l’Aristote et un instant sa masse énorme éclipsa les étoiles lointaines. Il y eut un choc sourd à l’intérieur du navire et le plancher de la cabine vacilla sous l’impact. Le monstre chargeait, ses lourdes pattes s’abattaient comme des massues sur la coque de l’appareil.
Il semblait furieux de voir que la fusée lui échappait en dépit de ses efforts, il multipliait ses attaques, cognait des pattes et de la queue.
Puis il se libéra de l’étreinte, repartit dans le vide, et on le vit un instant flotter dans le velours noir de l’espace tel un joyau, mais, vivant, brûlant de vie.
A sa gueule buccinatrice perlait une écume blanche que le froid absolu transformait en une myriade de petites gouttes dures que la langue chassait avec rapidité.
Brusquement, il repartit à l’assaut, et ses milliers de tonnes de chair et d’os frappèrent l’Aristote à la manière d’un bélier.
Ted Mason perdit pied et s’abattit au milieu de la cabine.
— Cet idiot commence à nous ennuyer sérieusement, rugit Seymour. Jeff, balance-lui une décharge et qu’on en finisse !
O’Connor se redressa, mais un voyant rouge clignota sur le tableau de bord et Lurbeck poussa un grognement de colère. Le monstre avait détruit une sonde extérieure et un court-circuit se déclarait à l’étage au-dessous.
O’Connor s’élança et pointa ses tubes thermiques sur le monstre du ciel. A deux reprises, ses doigts appuyèrent sur la détente et des éclairs éblouissants aspergèrent le vide.
Foudroyé, le reptile tourbillonna sur lui-même, sa queue s’agita désespérément puis, emporté par ses propres mouvements, il se mit à dériver autour de l’Aristote.
Une plaie béante, énorme, s’ouvrait au milieu du poitrail, alors que des débris calcinés s’en échappaient à la manière d’un geyser.
Un long moment, le silence régna dans la salle de pilotage puis Seymour hocha la tête à plusieurs reprises.
— Par le feu du ciel, marmonna-t-il, comment une créature peut-elle vivre dans l’espace, au milieu des étoiles ?
Jamais encore, depuis l’apparition du monstre, la question n’avait à ce point frappé Seymour. Il en réalisait soudain toute l’importance dans son esprit de théoricien : une nouvelle forme de vie qui bousculait toutes les frontières établies par les biophysiciens du vingt-troisième siècle. Et la découverte était de taille.
— Un animal voguant ainsi dans les espaces intergalactiques, enchaîna Ted Mason avec sa logique habituelle, n’est tout de même pas le fruit du hasard. Cet être possède sa propre généalogie, c’est évident, mais cette généalogie ne peut avoir que des origines planétaires. Car, en fait, comment cet animal se nourrit-il ?
Seymour sortit de ses rêveries.
— La réponse appartient aux géophysiciens, dit-il ; je suggère que nous prenions des photos de ce monstre, et que nous prélevions quelques échantillons de son organisme.
Il se tourna vers les autres.
— Nous utiliserons le boyau magnétique, reprit-il. Georges et Anton, vous resterez à bord pour veiller à la manœuvre et contrôler la dérive.
Spencer s’affaira immédiatement devant un tableau de commandes et, immédiatement, un long boyau-gigogne d’environ deux mètres de diamètre jaillit de l’Aristote à la manière d’un tentacule. L’extrémité se fixa dans la plaie profonde du reptile et les grappins mordirent la chair assez profondément encore, et de telle façon que l’animal à présent devenait prisonnier de la machine.
Seymour, Mason et O’Connor s’équipèrent rapidement et gagnèrent le sas n° 2, alors que les pompes à oxygène commençaient à canaliser le gaz dans le boyau.
Quelques instants plus tard, les trois compagnons parvenaient à l’intérieur de l’orifice de chair, examinant de tous leurs yeux les parois boursouflées et déchiquetées.
Le spectacle était répugnant et l’odeur elle-même achevait de donner la nausée, mais, ce qu’il y avait de pire, c’était la radioactivité qui se dégageait de cette chair immonde et les compteurs accusaient sur leurs cadrans d’appréciables Rœntgen.
O’Connor grommela :
— Ça crépite de partout. Doit se nourrir de neutrons, ce canari…
— Eh là, coupa Mason qui s’affairait sur ses instruments, j’enregistre également d’autres bruits. Il n’est pas tout à fait mort, à ce qu’on dirait.
— Que voulez-vous dire ? demanda Seymour.
— Je n’en sais rien. Ecoutez vous-même.
Seymour s’empara de ses écouteurs, plaqua la ventouse-micro sur la paroi de chair et son visage se crispa immédiatement. C’était assez difficile à définir, cela ressemblait à la fois à un gargouillement, à un chuchotement, à un grondement sourd qui semblait provenir des entrailles mêmes du monstre.
Seymour coupa l’appareil et murmura :
— Probablement une réaction viscérale post-mortem.
— Et s’il s’agissait d’une femme ? émit O’Connor. Ben oui, quoi ! Une progéniture encore vivante dans l’abdomen.
L’idée n’était pas bête du tout, et un instant les regards de Seymour et de Mason se rencontrèrent. Si cela était, la situation ne pouvait que se compliquer sérieusement. Devait-on, en effet, essayer de ramener sur Terre un spécimen de cette fantastique créature du ciel ?
— Je crois que nous ferions mieux de filer, intervint Mason, tout cela ne me dit rien qui vaille.
Mais Seymour l’arrêta.
— Je tiens quand même à en avoir le cœur net.
— Que voulez-vous faire ?
— On va essayer de forer dans le corps, nous verrons bien. Ça m’intrigue drôlement, ces chuchotements.
— D’accord, commandant, soupira O’Connor en s’emparant de son pistolet thermique.
Il déchargea son arme dans la chair compacte, faisant voler en éclats des débris sanguinolents.
Une large trouée ne tarda pas à apparaître dans les cartilages visqueux du monstrueux organisme.
Ce fut alors une hallucinante progression à l’intérieur du thorax, cependant qu’O’Connor, avec un calme déconcertant, continuait à tirer rafale sur rafale.
Au bout d’un moment, il se retourna. On ne devait plus être très loin, et la source du bruit toujours contrôlée par Mason gagnait en intensité.
Il convenait maintenant d’y aller doucement et, sur l’ordre de Seymour, O’Connor réduisit la puissance calorique de son arme.
Des quartiers de viande furent encore dégagés, comme découpés à la scie, puis une membrane éclata soudain devant les trois cosmonautes ahuris.
Les petits projecteurs fixés à leur casque leur permirent de constater qu’ils se trouvaient maintenant devant une sorte de panse énorme, une grande poche sphérique aux dimensions imposantes semblable à une gigantesque vessie.
Mais ce qu’il y avait de plus ahurissant encore, c’étaient les êtres qui se trouvaient groupés dans l’organe obscur et nauséabond.
Sales, hagards, leurs longs cheveux tombant en désordre sur leurs oripeaux, ils se tenaient serrés les uns contre les autres, tremblant de tous leurs membres.
C’étaient des hommes, tout au moins en avaient-ils l’aspect. Et cette frayeur, cette crainte, cette expression d’affolement qui se traduisait dans leurs prunelles dilatées, tout cela était humain.
Terriblement humain !